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Comment réussir la transition de l’agriculture conventionnelle à l’agroécologie?
L‘agriculture ayant une responsabilité majeure dans la crise environnementale actuelle, les pays doivent prendre des mesures urgentes pour passer des méthodes agricoles conventionnelles à l’agroécologie. Pour comprendre les impacts de l’agriculture conventionnelle, les avantages de l’agroécologie et les étapes de la transition d’un système à l’autre, Captain Forest a interviewé Paul Luu.
Notre interlocuteur est le secrétaire exécutif de l’initiative internationale 4 pour 1000. Il a répondu à toutes nos questions en se basant sur les informations contenues dans son livre récemment publié “Les agriculteurs ont la Terre entre leurs mains”.
Q : Pouvez-vous nous parler de l’histoire de l’agriculture conventionnelle ?
Pour comprendre l’émergence de l’agriculture conventionnelle, il faut se pencher sur ce qui a permis à l’homme de créer l’agriculture.
Il y a d’abord eu une sédentarisation de l’homme qui a ainsi abandonner son statut de nomade pour s’installer dans des zones plus favorables.
Il s’est alors aperçu qu’il pouvait planter des plantes alimentaires utiles et domestiquer des animaux pour obtenir de la viande, des produits laitiers, du cuir ou de la fourrure, sans avoir besoin de parcourir de grands espaces pour cueillir, pêcher et chasser.
Ce faisant, les hommes se sont rendu compte que les déjections des animaux amélioraient la fertilité des sols. Il a donc mis les animaux dans les champs entre les périodes de culture. Puis, petit à petit des itinéraires culturaux se sont mis en place.
L’histoire de l’agriculture s’est construite à travers plusieurs améliorations dont la traction, animale puis mécanique (qui a rendu les travaux moins pénibles dans les champs), et le développement des connaissances scientifiques qui ont été un véritable moteur.
On a ainsi commencé à labourer avec une charrue à un soc, puis une charrue à soc avec deux versoirs, on a aussi appris à garder les semences des meilleures plantes pour les semer l’année suivante, on a rajouté des amendements organiques, on a enfin tenté de lutter contre les ravageurs et les maladies grâce à l’utilisation de produits naturels ou des pratiques culturales.
Par la suite, l’apparition de machines de plus en plus puissantes (à vapeur, puis à moteur thermique) a permis d’intensifier l’agriculture. Parallèlement, on a commencé à utiliser des engrais azotés et minéraux qui amélioraient la culture des plantes, en transportant sur de longues distances ces minéraux qui venaient parfois de l’autre bout de la planète.
On a aussi utilisé les matières toxiques issues de l’arsenal militaire de la Première et de la Seconde Guerre mondiale pour en faire des produits phytosanitaires (pesticides, herbicides, insecticides, fongicides), et on a amélioré la génétique des organismes vivants utilisés par l’agriculture (végétaux et animaux).
Q : Quels sont les impacts positifs de l’agriculture conventionnelle ?
L’agriculture conventionnelle avait pour but de produire suffisamment pour nourrir l’ensemble de la population mondiale et de produire des matières premières en grande quantité (coton, fibres, cuir, etc.). L’impact positif de l’agriculture conventionnelle réside dans le fait qu’elle a pu atteindre ces objectifs et faciliter la vie des hommes un peu partout dans le monde.
Q : Qu’est-ce qui a provoqué la dérive de l’agriculture conventionnelle ?
La dérive a démarré, semble-t-il, dès les années 1950-60 où les externalités négatives commençaient à être visibles, même si on accordait peu d’attention aux impacts environnementaux.
On considérait les sols comme étant des supports inertes qu’il fallait amender à tout prix alors que l’on sait aujourd’hui que les sols doivent être vivants et en bonne santé pour permettre aux végétaux de pousser dans de bonnes conditions, sans mettre en péril les productions futures.
Dans ce contexte, on exporte la biomasse – la récolte (le grain) et tous les « sous-produits » (le son, la paille) – et on laisse les sols nus, alors qu’en réalité une grande part de la biomasse produite doit revenir au sol (paille notamment, etc.).
De plus, on utilise à grande échelle des produits phytosanitaires qui contribuent pour leur grande majorité à l’érosion de la biodiversité dans et au-dessus des sols. En conséquence, les sols ont connu une forte érosion, au point que dans certaines régions ils sont disparus ou sont « morts » car vides de vie.
Or, il est capital d’avoir des sols vivants pour cultiver et faire pousser des plantes. L’agriculture « hors sol » n’est pas une agriculture « naturelle », car elle ne repose pas sur un sol vivant.
On considère aussi qu’une deuxième dérive a démarré lorsqu’on est arrivé à une situation de surproduction notamment de céréales et l’oléo-protéagineux qu’on a utilisé pour l’élevage d’animaux qui sont ainsi devenus des produits de consommation courante à bas prix. On a alors démocratisé la production de viandes et de produits laitiers, ce qui a permis même au plus pauvres d’accéder à des protéines d’origine animale.
Un facteur favorable à cette situation de surproduction, réside en la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Cette organisation internationale a favorisé l’intensification des lieux de production sur la base des “avantages comparatifs” de certains territoires et pays et en assurant la répartition spatiale des produits vers les consommateurs selon les besoins grâce au commerce international et au transport.
Par exemple, l’Australie la Nouvelle Zélande, le Brésil et l’Argentine ayant des grands espaces pour le développement de pâturage, sont devenus des pays d’élevage d’animaux.
Cependant, a-t-on réellement besoin d’autant de viandes ? Il faut se rappeler que pour nourrir toujours plus d’animaux, il faut aussi produire des céréales et du soja en grande quantité et donc avoir recours à la déforestation pour installer ces cultures sur de nouveaux espaces.
Q : Quelles sont les certifications existantes qui garantissent des méthodes agricoles respectueuses de l’environnement ?
Il n’existe que deux types d’agriculture certifiée par un tiers (par un organisme certificateur différent de celui qui produit) :
Agriculture biologique
L’agriculture biologique a été un des premiers mouvements qui a dénoncé la toxicité des produits issus de l’agriculture conventionnelle. Ce mouvement a justement fonctionné parce que ses promoteurs ont fait certifier les produits par un tiers. Cependant, l’agriculture biologique bien qu’elle soit plus vertueuse que l’agriculture conventionnelle, ce n’est pas la panacée. En effet, elle n’a pas que des vertus :
- Certains produits « naturels » tel le cuivre utilisé pour lutter contre les maladies contribue à tuer la vie des sols également.
- Autre exemple, l’agriculture biologique n’interdit pas de labour. Or, le labour est à l’origine d’émissions de CO2 par oxydation, ce qui est défavorable au climat.
Agriculture biodynamique
L’agriculture biodynamique qui s’appuie notamment sur les cycles naturels et qui fonctionne bien notamment en viticulture.
Q : Qu’en est-il de l’agriculture raisonnée ?
L’agriculture raisonnée consiste essentiellement à demander aux agriculteurs de respecter les recommandations des fabricants et la règlementation quant à l’utilisation des herbicides et des pesticides.
En réalité, c’est comme si l’on disait à un jeune conducteur « tu as ton permis de conduire, et si tu conduis bien, on te donne une médaille ».
Les agriculteurs sont intelligents, et s’inscrivent forcément dans cette logique « raisonnée » sans qu’il y ait besoin de les « récompenser » pour cela. En fait, il s’agit ni plus ni moins d’agriculture normale, conventionnelle.
Q : Quels sont les différents types d’agriculture durable que vous recommandez d’utiliser ?
Tout d’abord, j’aimerais préciser qu’il y a différents types d’agricultures durables à utiliser selon ses objectifs de production, la taille de son exploitation, le climat, etc.
Ensuite, il ne faut pas se leurrer, avec une population de 10 milliards d’humains en 2050 sur notre planète, il sera difficile de produire suffisamment de nourriture et de matière première d’origine naturelle sans avoir un impact aussi minime soit-il sur le milieu naturel.
En revanche, tous les modes de production peuvent se tourner vers des modes à la fois plus durables et moins émetteurs de gaz à effet de serre et plus stockeurs de carbone.
L’agriculture de conservation va par exemple pouvoir être utilisée pour produire des céréales et tout type de grandes cultures. Sur les grandes surfaces, la meilleure façon pour sortir de l’agriculture conventionnelle, c’est de se tourner vers l’agriculture de conservation des sols, c’est-à-dire :
- Éviter de perturber le sol (pas de labour profond, ou pas de labour du tout),
- Toujours couvrir les sols avec de la matière organique vivante (cultures de couverture) ou morte (mulch),
- Mettre en œuvre des rotations culturales pour varier les plantes produites sur la parcelle dans le temps.
Sur des petites surfaces, pour par exemple du maraichage, il est possible de faire de l’agriculture biologique, de biodynamique ou encore de la permaculture.
Pour l’élevage de gros ruminants, il est recommandé d’utiliser la méthode préconisée par Allan Savory consistant à mimer les grands troupeaux d’animaux sauvages qui se déplaçaient jadis dans les grandes plaines d’Amérique du Nord ou d’Afrique, pour organiser le pâturage des bovins permettant ainsi de restaurer les sols et de lutter contre le changement climatique en réduisant les émissions de gaz à effet de serre.
Q : Pouvez-vous expliquer les différences et similitudes entre l’agriculture régénérative, l’agroforesterie, l’agroécologie, la permaculture, l’agriculture du carbone ?
Pour commencer, je dirai que l’agroécologie regroupe tous ces termes.
Concernant, l’agriculture régénérative, qui pour moi inclut la permaculture, ce mode d’agriculture permet de régénérer les facteurs de production tels que l’eau, l’air, le sol et la biodiversité, et à améliorer la productivité des terres à long terme en utilisant des pratiques durables faisant appel à des processus naturels : décomposition des matières organiques, pollinisation des insectes, utilisation de cultures variées, favorisation de la vie microbienne, etc.
Il y a également une dimension socio-économique, c’est-à-dire que la notion de famille et de communauté va être importante pour travailler ensemble, s’entraider et partager.
L’agroforesterie préconise de mimer l’écosystème de la forêt et de combiner l’agriculture et l’exploitation forestière de manière intégrée tout en utilisant efficacement les ressources naturelles. Typiquement, ce type d’agriculture est utilisé pour produire sous les tropiques du cacao ou du café.
L’agriculture du carbone ne veut en réalité pas dire grand-chose. C’est comme dire comment stocker le carbone en faisant de l’agriculture, alors que toutes les agricultures y contribuent.
Q : Aujourd’hui, comment convaincre les États de changer leur politique agricole et de faire leur transition vers l’agroécologie ?
Le premier objectif des États est de nourrir leur population
Les États sont convaincus pour la plupart des méfaits de l’agriculture conventionnelle. Cependant, leur premier objectif est de nourrir la population.
La guerre en Ukraine a des conséquences sur l’approvisionnement de certains États et accentue cette volonté de prioriser le fait de d’abord nourrir leur population.
Si nous prenons l’exemple de l’Égypte qui avait pour habitude d’importer une grande partie de ses céréales d’Ukraine, si le pays a des difficultés d’approvisionnement aujourd’hui, sa priorité première sera de satisfaire immédiatement sa population et non pas d’avoir recours à des méthodes d’agriculture durables.
Pour faire la transition à l’échelle de l’État vers l’agroécologie, il faut d’abord s’en donner les moyens. En effet, faire une transition trop rapidement peut être risqué.
Prenons l’exemple du Sri Lanka qui a décrété qu’il serait le premier pays à faire de l’agriculture biologique à grande échelle. Le gouvernement a décidé de cesser d’importer des engrais minéraux et des produits phytosanitaires. Cependant, comme les agriculteurs n’étaient pas formés aux méthodes d’agriculture biologique, les récoltes de riz ont été catastrophiques. Le gouvernement en situation de cessation de paiement a été obligé d’importer du riz en urgence pour nourrir sa population, ce qui n’a fait qu’accentuer la crise.
Les étapes clés pour réussir la transition de l’agriculture conventionnelle à l’agroécologie
- Introduire des pratiques agro-environnementales afin de réduire les impacts environnementaux négatifs.
- Former les praticiens de terrain aux connaissances scientifiques et techniques nécessaires pour réussir leurs projets de transition agro-écologique.
- Anticiper les probables baisse de production et les difficultés des premières années de transition : il faut compter environ trois à quatre années avant d’ajuster son système lorsque l’on passe de l’agriculture conventionnelle à l’agroécologie.
- Former des groupes d’agriculteurs et mettre en place des systèmes d’échange de pairs-à-pairs afin que les agriculteurs se forment, partagent les informations et les pratiques entre eux, et mutualisent les bénéfices et les risques.
- Mettre au niveau gouvernemental les moyens nécessaires d’accompagnement technique et économique des agriculteurs pour faciliter la transition.
Q : Est-ce que l’agroécologie peut nourrir dix milliards d’individus ?
Il n’y a pas de méthode unique de production qui représenterait la panacée. La solution se trouve dans une diversité d’agricultures adaptées aux conditions locales (agro-pédo-climatiques mais aussi socio-économiques) s’inscrivant dans l’agroécologie.
Ainsi, choisir les méthodes agroécologiques en ayant les connaissances nécessaires et les clés pour faire les bons choix, devrait permettre de nourrir la planète entière.
Q : Un mot pour conclure cet entretien ?
L’agriculture pourrait être bien mieux utilisée pour lutter contre le changement climatique, protéger la biodiversité et régénérer les sols. L’agroécologie apporte des réponses à la crise environnementale que nous traversons.
Ce qui me fascine dans l’agroécologie, c’est son approche « bottom-up » : le savoir-faire vient de l’expérimentation et de l’observation du terrain, il vient des agriculteurs eux-mêmes. Bien sûr, la science a son mot dire, mais elle n’est pas là pour contrôler ou imposer un modèle mais pour expliquer son fonctionnement et évaluer les performances tant économiques, sociales qu’environnementales.